Death doesn’t happen to you, it happens to everyone around you.
Debout au milieu du cimetière, les mains dans les poches de son costume, Roman avait encore du mal à y croire. Autour de lui, seules les tombes persistaient puisque les gens, sa famille, ses amis, étaient partis depuis longtemps déjà maintenant. La nuit tombait sur Monterey mais lui ne voulait pas rentrer chez lui. Il ne pouvait pas. Il savait qu'il y retrouverait Liam et leur mère mais il ne pouvait pas affronter leur visage empli de tristesse et de larmes. Il les avait supportés tout le long de la cérémonie sans ciller et avait ressenti un immense soulagement en voyant tout le monde quitter le cimetière. Enfin, il allait pouvoir pleurer, lui aussi, relâcher la pression qui menaçait de le faire exploser d'une minute à l'autre. Sauf qu'il était planté là, au milieu de ce cimetière depuis des heures et qu'aucune larme ne semblait décidée à couler.
Les meilleurs partent toujours les premiers. Roman se répétait sans arrêt cette phrase qu'un collègue de son père lui avait dit un peu plus tôt dans la journée. Il était vrai que son père était un homme bien, attentionné, dévoué. Un peu trop absent, sans doute, mais cela faisait de chacune de ses présences un moment que Roman chérissait. Il avait du mal à imaginer ce que ça allait être, désormais, de ne plus devoir attendre avec impatience la lettre qui leur annoncerait la date de sa prochaine visite. Il n'y aurait plus jamais de lettre. Plus de retrouvailles. Il n'y aurait plus que son absence. «
Roman? » Dans l'obscurité de la nuit tombante, Roman dû plisser les yeux pour reconnaître la personne qui l'avait interpellé, bien qu'il était presque certain d'avoir reconnu cette voix. Une voix qu'il ne s'attendait pourtant pas vraiment à entendre. «
Je suis passée chez toi, ta mère m'a dit que tu n'étais pas rentré... » Roman esquissa un sourire, un peu forcé. Bien sûr qu'elle était passée chez lui. Camryn passait la plupart de son temps chez les Whitaker. À force, elle était un peu devenue un membre de la famille. «
J'avais pas vraiment envie de devoir regarder les photos de nos vacances en France avec ma mère. » Parce qu'il était persuadé que c'était ce que sa mère devait être entrain de faire en ce moment. Et, à en juger par le sourire gêné de Camryn, il devait probablement avoir raison. Mais il n'avait pas le courage de se remémorer les bons moments passés en famille. Quand son père était toujours vivant. Il baissa les yeux en pensant à cette idée, au cas où ses foutues glandes lacrymales auraient décidé de refonctionner subitement. Ce n'était pas le moment. «
Ce n'est peut-être pas le moment pour te dire ça, tu as sûrement envie de rester seul mais... Si tu avais besoin de parler... Je sais qu'on n'est peut-être pas vraiment amis mais... Sache que je suis là. » Roman releva la tête et plongea son regard dans les grands yeux verts de Camryn. Il cherchait à savoir si sa proposition reposait sur de la pitié ou sur autre chose. Mais il savait, au plus profond de lui, que ce n'était pas de cela qu'il s'agissait. C'est vrai, Camryn avait toujours été plus proche de Liam que de Roman à cause de leur différence d'âge. Pourtant, à ce moment précis, ce dernier sentit une connexion entre eux. Roman avait l'habitude de s'inquiéter pour l'adolescente lorsqu'elle débarquait avec une mine triste, parce que c'était dans sa nature de se soucier des autres. Mais cette fois, les rôles étaient inversés. «
Merci Camryn... Rentrons maintenant, il se fait tard. » Un sourire, plus spontané cette fois, se dessina une nouvelle fois sur le visage de Roman. Il fit un signe de tête à la petite brune pour qu'elle le suive et il se dirigea vers la sortie. «
Au fait, on est amis. » C'était à la fois une constatation et une promesse.
Because I have a brother, I'll always have a friend.
Liam faisait les cents pas dans l'aéroport, cherchant vainement des arguments qui joueraient en sa faveur. Pendant ce temps, Camryn était assise sur un siège à deux mètres de là et se rongeait les ongles. Quant à Roman, il était sans doute le plus paisible des trois. Lui qui était pourtant sur le point de franchir un cap qui allait changer complètement la vie qu'il avait menée jusqu'à présent. «
Les passagers du vol UA214 en direction du Texas sont priés de se rendre à la porte d'embarquement. » Roman leva la tête, c'était son vol. Il se leva d'un bond, sans doute autant pour se donner du courage que par excitation. En effet, il était partagé depuis plusieurs jours maintenant entre la peur de quitter les siens et le profond désir de marcher dans les pas de son père. «
Roman attends! » Liam se tenait devant son frère, bien décidé à ne pas le laisser passer avant qu'il ait entendu ce qu'il avait à lui dire. Roman soupira, tout en gardant son calme. «
Tu n'es pas obligé de faire ça. Je sais que tu admirais papa et qu'il te manque. Mais il me manque aussi. Tu n'es pas obligé de partir, ça ne le ramènera pas. » Roman attendit que son frère ait terminé de parler avant de prendre la parole à son tour. «
Écoute, je ne veux pas me disputer avec toi. Pas maintenant et certainement pas à cause d'une décision sur laquelle je ne reviendrai pas. » C'était vrai, Liam pouvait bien dire ce qu'il voulait, Roman ne reviendrait pas sur son choix. Il avait pesé le pour et le contre pendant des semaines. Mais il sentait qu'il fallait qu'il le fasse, il devait reprendre le flambeau de son père. Bien sûr, il savait qu'un seul homme ne pourrait rien changer, mais il savait aussi que si tout le monde continuait à penser de cette façon, le monde leur prouverait qu'ils avaient tous raison. Alors il fallait qu'il croit que le contraire était possible, et que ses actes pouvaient avoir un réel impact. «
Je te promets d'écrire. » Marquant une pause, Roman en profita pour jeter un oeil à Camryn, qui s'était levée mais restait en retrait pour laisser aux frères le temps de se dire au revoir. Roman avait eu l'occasion de parler avec elle la veille et la promesse qu'il venait de faire à son frère tenait aussi pour elle. Ces dernières semaines, elle avait pris une place plus importante encore dans sa vie. Et cela ne faisait aucun doute qu'elle aussi, tout comme Liam, allait énormément lui manquer. Reposant son regard sur son frère, Roman poursuivit. «
Prends soin de toi et de maman... » Il marqua une nouvelle fois une pause puis d'un coup de menton, désigna Camryn. «
Et prends soin d'elle. » L'ironie de ce genre de moment, c'est qu'on a tendance à dire des mots qui ont une signification particulière pour nous. Et quand on y repense, parfois des années plus tard, on comprend alors qu'ils avaient une toute autre signification pour la personne qui les a entendus.
The best kiss is the one that has been exchanged a thousand times between the eyes before it reaches the lips.
Roman était stressé. Non, à vrai dire, le mot
stressé était un euphémisme comparé à ce qu'il ressentait en ce moment. En fait, il ne s'était plus senti aussi mal depuis bien longtemps. Pour être même tout à fait honnête, il aurait certainement préféré être sur un champ de bataille en cet instant. N'importe où sauf devant cette porte ou devant celle qui ne tarderait sans doute pas à lui ouvrir. Il avait passé l'après midi à répéter ce qu'il lui dirait, à essayer d'anticiper sa réaction. Il avait failli se dégonfler à plusieurs reprises mais il s'était finalement décidé à lui dire cette chose qui lui pesait sur le cœur depuis trop longtemps maintenant. Elle devait savoir, avant qu'il ne soit trop tard. Roman eut une pensée pour son père. Avait-il jamais eu cette impression de devoir régler certaines de ses affaires au cas où il lui arriverait quelque chose? Avait-il laissé des choses non dites? Roman ne le saurait jamais. Ce dont il était persuadé, par contre, c'était que cela ne lui arriverait pas. Il avait perdu tellement de camarades, il avait vu tant de vies gaspillées qu'il ne voulait plus perdre une minute à garder des secrets. Enfin, cette porte qui l'effrayait tant s'ouvrit, coupant court à ses pensées. Pendant quelques secondes seulement. «
Roman! Entre, je t'en prie... » Enfin, Camryn se tenait là, juste devant lui, sourire aux lèvres. Certes, il l'avait déjà revue la veille mais ils avaient à peine pu échanger quelques banalités. Camryn était désormais une jeune femme active et son magasin lui prenait du temps. Néanmoins, Roman ne lui en tenait pas rigueur. Il était fier d'elle, à dire vrai. Fier de ce qu'elle avait accompli. Et cette échéance avait également permis à Roman d'avoir davantage de temps pour se préparer à ce qu'il était sur le point de faire. «
Tu veux boire quelque chose? » Oui, un double whisky. Ou quoi que ce soit de fort, qui aurait pu lui faire oublier ce qu'il risquait de perdre. Car oui, il craignait que ce qu'il s'apprêtait à révéler ait raison de leur amitié. Une amitié qui lui était devenue si précieuse, au fil des lettres qu'ils s'étaient tous les deux envoyées durant toutes ces années et des journées entières qu'ils avaient passées ensemble lors de ses permissions. Mais il ne pouvait plus se taire. «
Non, asseyons-nous plutôt, je voudrais te parler de quelque chose... » Un air inquiet s'afficha sur le visage de Camryn qui fronça les sourcils. Roman se rendit compte qu'il avait la mâchoire serrée et tenta de se détendre. En vain. Camryn s'assit cependant et il l'imita. «
Ça fait un moment que j'arrive pas à me sortir ça de la tête... On s'est pas mal rapprochés ces dernières années alors même qu'on vivait à des milliers de kilomètres l'un de l'autre. J'ai aimé chaque seconde que j'ai pu passer avec toi. Et je pensais pouvoir me contenter de notre amitié... » Roman marqua une pause, hésitant. «
Le truc, c'est que je peux pas continuer comme ça. » Il s'arrêta une nouvelle fois. «
Je peux plus vivre une seule minute en craignant le jour où tu m'annonceras que tu as trouvé quelqu'un avec qui passer le reste de ta vie. Camryn... Je t'aime. » C'était dit, la grenade était lancée. Roman, le cœur battant la chamade, attendait qu'elle explose. Mais aucune détonation ne se fit entendre. Il ferma les yeux juste avant que des lèvres viennent se poser sur les siennes. Enfin, il savoura cet instant dont il avait rêvé pendant des semaines et il répondit au baiser de Camryn, avec tendresse d'abord puis avec toute la fougue qu'il avait contenue jusqu'alors. Ses mains trouvèrent seules le chemin jusqu'aux hanches de la brune et il amena avec douceur le corps de celle-ci contre le sien. Ce qu'ils firent ensuite, cela n'appartient qu'à eux mais, au matin, lorsque Roman se réveilla, il ne put s'empêcher d'admirer Camryn, encore endormie et allongée à ses côtés, en pensant à combien il avait eu tort de garder ses sentiments enfouis si longtemps.
The funny thing about facing imminent death is that it really snaps everything else into perspective.
Roman arpentait les rues de Monterey, cette ville qui l'avait vu grandir depuis sa naissance. Il avait connu bon nombre de joies et de peines ici. Lors de chacune de ses permissions dans le passé, il avait apprécié redécouvrir les détails de cette ville qu'il connaissait pourtant par cœur. Mais revenir après ce qu'il avait vécu ces derniers mois lui procurait de toutes autres émotions. Monterey avait été son phare pendant des années. Ici, il pouvait se ressourcer et reprendre des forces avant de partir affronter à nouveau l'horreur de la guerre. Mais maintenant qu'il était de retour pour de bon, maintenant qu'il savait qu'il ne devrait plus quitter Monterey, il en arrivait à regretter le front. Roman marchait depuis quelques minutes, tirant une valise derrière lui et tenant un sac dans son autre main. Enfin, il arriva chez lui. Cette maison où il avait vécu avec sa mère et son frère durant tant d'années. Avec son père aussi, les fois où il revenait à Monterey. Aujourd'hui, seul Liam y vivait, sa mère ayant préféré déménager dans un appartement, plus facile à entretenir, dans le centre-ville. Roman resta quelques minutes devant le portail de la maison, sans toutefois traverser l'allée qui menait jusqu'à sa porte d'entrée. Puis, après avoir inspiré un grand coup, il traversa les quelques mètres qui le séparait encore de la seule vraie demeure qu'il avait jamais connue. Il frappa à la porte et ne dût pas attendre longtemps avant de voir celle-ci s'ouvrir sur un Liam qui lui parut différent. À la vue de son frère, celui-ci ouvrit la bouche sans pourtant qu'aucun son ne puisse en sortir. Il se contenta seulement de hocher la tête de droite à gauche, incrédule. «
Tu vas me faire entrer ou pas? » Les lèvres de Roman se fendirent en un léger sourire. «
Putain Roman... Mais on nous a dit que t'étais mort! » Affichant toujours un air stupéfait, Liam finit tout de même par se déplacer sur le côté afin de laisser entrer son aîné. Il attrapa d'ailleurs le sac que celui-ci avait en main et referma la porte derrière lui. Tous deux pénétrèrent dans le salon. «
J'ai cru que je l'étais. » Roman soupira. Six mois plus tôt, il avait été envoyé en mission de reconnaissance. Ses hommes et lui étaient tombés dans une embuscade. Tout ce dont il se souvenait, c'était qu'il s'était réveillé, allongé par terre, au milieu de nuages de poussière et des corps sans vie et mutilés de ses hommes. Puis à nouveau le trou noir. Plus tard encore, il s'était réveillé dans un hôpital de fortune, quelque part en Syrie. C'est là qu'on lui avait annoncé qu'il était resté dans le coma pendant près de cinq mois. Il avait aussi découvert qu'il avait été touché à la jambe et à la tête, ce qui avait endommagé son oreille interne. Lorsque ses supérieurs l'avaient retrouvés et après qu'ils l'aient récupéré, le verdict était tombé. Il était réformé pour cause de blessures trop importantes. Quand Roman eut raconté toute l'histoire à Liam, celui-ci n'en revenait toujours pas. «
J'ose même pas imaginer la réaction de maman quand elle va apprendre que tu es de retour... » Roman pensa à sa mère, qui avait toujours eu une tendance à la dépression, et à ce qu'elle avait dû ressentir quand on lui avait annoncé sa mort, quelques années après celle de son mari, et dans les mêmes circonstances. Et, bien que leur relation avait toujours été un peu plus difficile, Roman s'en voulait de lui avoir occasionné plus de peine encore. Mais Liam vint interrompre le cours de ses pensées. «
Et Camryn... Elle était dévastée quand on nous a dit que t'étais mort. » Roman tressailli au nom de Camryn. Sa douce Camryn. Il avait tellement hâte de la revoir. De la serrer dans ses bras. De sentir l'odeur de ses cheveux. De l'embrasser. Il avait hésité à aller la voir en premier puis il avait décidé de tâter le terrain en allant d'abord voir son petit frère. Une nouvelle fois, Liam rompit le silence. «
Tu sais, à propos de Camryn... C'est con à dire mais, ta disparition, ça nous a encore rapprochés. » Roman sentit que son frère devenait plus tendu au fur et à mesure de ses paroles. Cela n'envisageait rien de bon, il en était persuadé. «
C'est pas vraiment officiel mais... On est plus ou moins ensemble, elle et moi. » L'espace d'un instant, Roman eut l'impression que son cœur s'était arrêté. Puis, il le sentit battre à tout rompre, prêt à faire exploser sa poitrine. Il ne pouvait pas croire ce que Liam lui disait, c'était impossible. Camryn et Liam. La femme de sa vie et son frère. Il avait survécu à la guerre pour que ce soit les deux personnes qu'il aimait le plus au monde qui l'achèvent.