Et puis y'a des soirs comme ça.

Jordan et Sam

Dans ma vie, il y a de types de nuits. Les nuits paisibles, où le sommeil, comme par miracle, arrive, et reste. Ces nuits, rares et bénies, me font toujours me lever de bonne humeur, fraîche, reposée, prête à conquérir le monde. Vous voyez, c’est le genre de nuit où tu poses ta tête sur l’oreiller, et tu te réveilles à la sonnerie de ton réveil, parfaitement reposé. Eh bah cette nuit, ce n’est pas ce genre de nuit que je vis. Cette nuit, je me tourne, et me retourne dans mon lit, ai trop chaud, trop froid…
Je suis sujette aux insomnies depuis toute petite, mais depuis que j’habite ici, ça s’est empiré. Je ne sais pas pourquoi. Pas du tout. Mais toujours est-il que je me retrouve, pour la quatrième nuit de suite, à chercher en vain le sommeil. Et puis, je me lève, et me dis que, perdue pour perdue, autant en profiter pour faire quelque chose de bien, d’agréable. Que ça serve à quelque chose.
Alors, j’enfile un jean, un haut plus décent que le tee-shirt de mec que je porte pour dormir, ma montre (qui m’indique d’ailleurs qu’il est déjà trois heures du matin) , des baskets, et un sweat, avant de me glisser dehors, après un verre d’eau.

Je marche sur Lightouse Avenue, et je ne comprends pas ce que je fous là. Partout, des ados déchaînés qui hurlent, des couples qui s’embrassent… Toute le nuit, ce quartier reste animé, et même si je ne suis pas sensible au bruit ambiant, me retrouver seule, dehors, dans le froid, entourée par la bonne humeur, et l’ambiance festive des gens en groupes me fait me sentir un peu mal. Alors, je m’éloigne, en direction du centre ville. Je n’ai aucune idée de combien de temps je marche, mais je me sens aussi bien que lorsque je cours, pour me défouler. Je remonte des rues, à la recherche de calme, d’un endroit paisible, où je pourrais enfin être seule.
Je me retrouve sur Pacific street, un endroit parfait pour ne croiser personne de nuit. Ce n’est pas le genre de quartier où les gens restent dans les rues jusqu’à pas d’heures. Pas comme le mien. Plus je marche, en avançant vers le centre ville, moins les grands groupes de personnes se font nombreux. Il y a bien quelques groupes d’amis qui sortent d’un bar, mais rien de plus.

Je continue d’errer, au hasard des rues, jusqu’à me retrouver devant la grille du parc. Je la pousse. Pourquoi pas, après tout ? Au moins, ça me changera les idées. Evidemment, elle résiste. A cette heure, proche de quatre heures du matin, c’est fermé. Alors, je l’enjambe. Je ne me complique pas la tâche à trop penser à ce qui serait bien, ce qui serait mal. Et puis, punaise, c’est qu’un parc. Y’a rien à y voler, que je sache, alors pourquoi autant de précaution ?
J’avance dans les allées, silencieuses, sombres. Ici, il n’y a personne. Le parc est entièrement vide, et je peux ne penser à rien, et me contenter d’apprécier les bruits de la nuit, de la nature reprenant le peu de pouvoirs qu’elle possède encore en ville.
Et puis, soudain, un cri interrompt le silence. Juste à ma droite, d’une voix peu assurée, un peu écorchée, comme si la personne venait de se prendre une cuite.

« Se balader seule dans un parc désert à cette heure-là, c'est pas l'idée du siècle ! »

Je prends mon temps pour me retourner, et ma main cherche, automatiquement, quelque chose pour me défendre. Je ne trouve rien, rien d’autre que mes clés, alors, même si je sais que c’est stupide, et inutile, je crispe mes doigts sur les petits bouts de métal, tout en priant pour que ce ne soit personne de mal intentionné. Je paranoïe sans doute, après tout… Ce n’est pas fréquent, les agressions, à Monterey, si ?
Non, il faut que je me calme. Je n’ai pas à avoir peur. Je pourrais toujours m’enfuir, ou me défendre, et après tout, ce peut très bien être quelqu’un de gentil… Non ? Il me met en garde, pour ne pas qu’il m’arrive quelque chose, pas contre lui-même.

Je n’ai jamais vu le mec qui est assis sur le banc, à moitié affalé, un joint à la main, mais bizarrement, le voir me rassure. Je ne sais pas quel âge il peut avoir, je serais incapable de lui en donner un, mais je me doute que, vu l’état dans lequel il semble être, si je me barre en courant, ou même que je lui fout un coup, il mettra du temps à réagir. Alors, je me détends, tout en laissant mes doigts sur mes clés :

« Se rouler un pétard dans un lieu public, ce n’est pas mal non plus, comme idée. »

J’ai dit ça parce qu’il me fallait dire quelque chose, de toutes manières, à cette heure, jamais il ne se fera choper (et à aucune heure, d’ailleurs). Je n’avance pas, je ne recule pas. Je me contente de l’observer, j’attends qu’il me réponde, pour juger si je ferais mieux de me barrer en courant, ou alors si je peux lui faire confiance. Même si, instinctivement, je pencherais plus pour la deuxième solution.

Et puis y'a des soirs comme ça.

Jordan et Sam

Il se marre, doucement, dans un souffle, avant de tirer à nouveau sur son joint, et de souffler la fumée dans ma direction, tout en lançant :

« C'est pas faux. C'est juste qu'on risque pas les mêmes choses... »

Il ne risque pas grand-chose, à vrai dire. Et puis, il suffit que quelqu’un vienne le chercher pour qu’il foute le camp du poste, où ils pourraient, s’ils sont motivés, et désœuvrés, le traîner. Moi, je penses que les options sont multiples, et c’est pour cela que je continue de caresser doucement le métal glacé dans ma poche. Je ne suis pas dupe, je sais pertinemment que c’est inutile, et je me doute qu’il ne va rien me faire (s’il avait voulu, je serais déjà en danger depuis bien longtemps), mais c’est la seule certitude que j’ai, la seule arme à laquelle je peux me raccrocher, alors… Je m’y cramponne. Et je lui rends son sourire, parce que je me doute que rien ne va m’arriver. Rien de plus que flipper. Puis, il rouvre ses lèvres, et me lance, comme si ma réponse pouvait avoir un tant soit peu de logique :

« Qu'est-ce qu'une jolie jeune femme vient faire seule dans un parc normalement fermé à cette heure-là ? »

Je ne réponds pas, pas de suite. Je n’ai moi-même aucune idée de ce que je fiche ici, alors comment l’expliquer à un mec affalé sur un banc, en pleine nuit, et aux idées sans doutes bien embrouillées par des substances pas toujours légales ? Je continue juste de l’observer, toujours sans un mot, sans bouger. Un peu plus détendue qu’au début, mais toujours réticente à m’approcher. Et son petit rire, qui est plutôt un hoquet, ne m’invite pas vraiment à la confiance.
Sa main se porte sur la place vide à côté de lui, la tapote, et je devine qu’il va m’inviter à m’asseoir au moment où il reprend la parole pour le faire.

« Je vais pas te manger, tu peux venir t'asseoir, hein. Sauf si t'as mieux à faire »

J’hausse les épaules, comme pour signifier mon ignorance, une seconde fois. Cette situation est assez cheloue. Je ne comprends même pas pourquoi je n’ai pas continué ma route, comme si de rien n’était. Je ne comprends même pas pourquoi je suis là, à discuter avec un mec qui rallume son joint, avant de tirer de nouveau dessus. Pourquoi j’ai avancé vers lui, et que j’ai accepté le pétard qu’il me proposait.
Mais je suis assise, à côté de lui, à recracher la fumée de son joint, que je lui rends, et je me dis que ma nuit aurait pu être pire. Je me tourne dans sa direction, et je lui lances :

« Merci. »

Je ne suis pas fan du cannabis, ou autres types de drogues, que ce soit des cigarettes, ou de vraies drogues, mais je ne les refuse jamais quand on m’en propose. Et puis, qu’est-ce que je pourrais faire d’autre, hein ? Il n’est pas méchant. Sans doute pas mal bourré, il plane peut-être un peu, mais je me doute que je ne risque pas grand-chose. Même si, encore une fois, cette situation est super étrange.
Alors, au point où on en est, je lui souris, et lui sort la phrase la plus décalée à sortir dans ce contexte :

« Je m’appelle Sam. »

Parce que, après tout, il faut bien passer par là un moment.

Et puis y'a des soirs comme ça.

Jordan et Sam

L’absurdité de mes mots le fait rire autant que j’ai envie d’en rire, même si je me retiens. Plus ou moins. Disons que je ne m’autorise rien de plus qu’un sourire. Puis, il me tend de nouveau son joint, sur lequel je tire, un grand coup, avant de relâcher la fumée, et de lui rendre, pendant qu’il décline en retour son identité :

« Moi, c'est Jordan. »

Cette fois-ci, c’est moi qui laisse échapper un rire. C’est… Je n’arrive même pas à savoir si c’est le contexte qui est trop étrange, ou si ce sont les paroles qui sont décalées. Mais ça fait du bien, de se retrouver là, loin de tout, et, pour la première fois depuis mon adolescence, dans un endroit où je ne devrais pas être, à partager un pétard avec un complet inconnu. Enfin, non, pardon. Je connais son prénom, maintenant. Jordan.

« T'oses quasiment pas me parler, tu sembles pas à l'aise mais t'acceptes de fumer ce qu'un inconnu te tend et tu me dis comment tu t'appelles. T'es bizarre. »

J’hausse les épaules, en tirant une nouvelle fois sur le joint qu’il me propose, soufflant la fumée, et le lui rendant. Je suis bizarre, oui, peut-être. Ou peut-être que c’est tout ce qui se passe ici, ce soir, qui est bizarre. Que rien n’a de sens, et que je ne fais que m’adapter à la soirée… Ou encore que c’est moi qui rend tout ça bizarre. Mais le fait est que je n’ai pas plus envie de parler que ça. Pour dire quoi ? La soirée est déjà… Suspendue dans le temps. Très spéciale, mais je sais que je n’en garderais que de bons souvenirs. Mais déjà, mon interlocuteur, après un énième sourire, reprend :

« Tu viens d'ici ? Je t'ai jamais croisée. »

« J’habite sur Lightouse Avenue, mais avant j’étais sur Pacific Street, avec ma famille. Je suis née ici. »

Ca y est, je vais lui sortir ma biographie, comme ça, sans raison. Je n’ai même pas réfléchi un centième de seconde avant de lui raconter ça. Comme si ça allait l’intéresser. Comme s’il n’y avait aucun risque. Je me détends encore un peu plus sur le banc, et, le regard fixé sur les étoiles, lance :

« Y’a pas de nuages. Il fera beau, demain. »

Je ne sais pas plus que lui pourquoi je raconte ça. Je passe du coq à l’âne sans raison, toujours sur des banalités. Il doit me prendre pour une folle, et ça me fait rire, doucement. Je ne suis pas normale, cette nuit. Rien n’est normal. Je reste renfermée, mais je raconte ma vie, sans raison. Je fume un pétard avec lui, mais je lui parle du temps. C’est comme si tout était bouleversé. Et dire que c’est lui qui est dans le pire état, entre nous deux…

« Et toi, Jordan, qu’est-ce que tu fais ici ? »

Je lui retourne sa question d’il y a dix minutes, maintenant. De mieux en mieux, Sam.

Et puis y'a des soirs comme ça.

Jordan et Sam

Il m’annonce qu’il habite près de chez moi. C’est étrange. On doit avoir environ le même âge, et on habite dans le même quartier… Les coïncidences sont nombreuses, ici. Mais bon, d’un autre côté, Lightouse Avenue, il ne fallait pas s’étonner qu’il habite là. C’est le quartier des jeunes adultes, en quelques sorte. Toujours animé. Il ne se repose jamais. Alors, quand on croise un mec, à moitié bourré, affalé sur un banc, il n’y a pas 36 endroits où il peut habiter.
Je me perds dans la contemplation de ciel, et ma phrase complètement à côté de la plaque sur le temps  semble le faire rire plutôt que le faire me prendre pour une folle. Enfin, je penses que c’est fait depuis longtemps, ça. Cependant, il prend quand même la peine de me répondre :

« Merci miss météo. Si tu veux profiter du parc c'est maintenant alors, s'il fait aussi beau que tu le dis demain, ce sera compliqué de trouver un endroit tranquille. »

C’est vrai. Ca fait du bien, un peu de tranquillité, surtout dans un lieu comme ici, où il y a tout le temps du monde, des gosses qui crient, qui jouent, des parents au bout du rouleau qui font semblant de sourire, et d’être au top de la forme, parce que, ne me demandez pas comment, ils aiment leurs enfants… Il y a toujours de l’agitation, ici, et trouver un moment, calme, pour se poser à deux, se rencontrer par hasard, et parler.
Je lui demande aussi, pour finir, ce qu’il fait ici. Je ne suis pas spécialement quelqu’un de mutique, mais je ne suis pas non plus trop bavarde, et pourtant, ce soir, je lui raconte ma vie, je lui pose des questions, je m’intéresse. Cette nuit, enfin, ce matin, je ne suis pas avare de paroles, parce que je suis bien. Juste bien. Si j’avais su que sortir lors de mes insomnies pouvait donner ça…
Jordan s’allume une cigarette, qu’il enchaîne à son joint. Je souris. Il ne s’arrête donc jamais ? Je serais bien étonnée, si, à ce rythme, il tient ce qu’il nous reste de nuit, et qu’il arrive à rentrer chez lui sans faire retrousser le nez à aucune mère de famille.

« Je rentrais de soirée... Et t'es arrivée. »

La première partie de sa phrase ne m’étonne pas plus que ça. C’était presque évident, en fait, qu’il rentrait de soirée, mais ce qu’il a fait pour se retrouver là… Ca, par contre, c’est plus dur à cerner. Et puis, je me demande ce qu’il aurait fichu, si je n’étais pas arrivée. Fumer son joint en silence, sans doute. Sa clope aussi, peut-être. Et puis, s’endormir vaguement, avant d’être chassé par les gardiens du parc. Ca ne m’aurait pas étonnée. Il rouvre la bouche, et repose la question que j’ai esquivée tout à l’heure :

« Et toi alors ? Je vais pouvoir savoir ou tu veux garder ton air mystérieux ? »

Je lui souris franchement cette fois. Je ne l’ai pas évitée pour garder un air mystérieux, comme il dit, mais parce que je n’ai aucune idée de ce que je fous là. Lui raconter mes insomnies me semble un peu risible. Je fais pivoter mon corps pour le regarder sans avoir à me tordre le cou, et je lance, sans trop de conviction :

« En fait, j’en sais trop rien. Mais ça va, c’est bien. »

Ma réponse n’a aucun sens, mais je ne pense pas que cela le dérange plus que ça. Je pense qu’en fait, quelque part, il se doutait qu’il allait probablement obtenir un truc du genre. Ce n’est pas pour me donner un quelconque air, c’est juste la vérité. Puis, je reprends. On dirait des banalités, des questions de politesse, mais je ne suis pas obligée de les poser, et c’est ça qui les rend véritables. C’est pour ça que les réponses m’intéressent sincérement.

« Et elle était bien, ta soirée ? »


Je ne sais même pas si il se rappelle de tout, ou si il va pouvoir me fournir une réponse cohérente, ou claire, mais ça ne me dérange pas. En fait, même s'il se mettait à me parler du pape je ne trouverais pas ça particulièrement étrange.

Et puis y'a des soirs comme ça.

Jordan et Sam

Il réfléchit un instant avant de me répondre. Comme s'il essayait de rassembler des éléments un peu lointains, qui peinaient à refaire surface. Ca aussi, ça me fait sourire. Enfin, en même temps le joint m'a donné le sourire facile. Ca fait du bien, de pouvoir rire comme ça, sans raison. Pour rien, en fait. Juste pour rire, parce que c'est mieux que de faire la gueule. Il me répond par un aussi grand sourire, et ajoute :

« Carrément, ce sera moins sympa au réveil mais bon... »

Cette fois-ci, je ris un peu. Les cuites, ça n'a jamais été mon truc. De toute façon, rien que le goût d'une simple bouteille de bière suffit à me faire gerber, alors les alcools plus forts, très peu pour moi. Enfin, je pense qu'il savait à quoi s'attendre en commençant la soirée.
Comme pour ce qu'il fume. Il vient de balancer sa clope à la suite de son joint, plus loin dabs l'herbe. Ils vont pas comprendre, tout à l'heure, en retrouvant un tas de clopes, et de joints dans un coin de parc. Ca va les changer de leur quotidien monotone, au moins, d'imaginer ce qu'il a bien pu se passer ici.

« Tu veux que j'en roule un autre ? »

Je hausse un sourcil, incrédule. Je ne suis pas contre, au contraire, mais vu son état, je ne suis pas sûre que ce soit l'idée du siècle de rajouter un joint par dessus. Et puis, on a beau dire, Lightouse Avenue, ce n'est pas la porte à côté, et je me demande comment il va rentrer... Mais je peux presque entendre la voix de mon frère me répéter : « On dirait une vieille, Sam. Amuses toi, un peu ! » alors je souris, et murmure doucement :

« Si ça te dérange pas ! »

Alors qu'il reprend tout ce qu'il faut pour le faire, je balance les jambes dans le vide, contemple le parc. La verdure est calme, paisible, la seule lumière provient du soleil qui se lève et... Et des bruits de pas se font entendre ?

«Merde ! »

Je m'exclame naturellement, et fort, faisant relever la tête de mon compagnon de galère de nuit, qui peut ainsi, comme moi, admirer une lampe torche s'approcher de nous, tenue par un gardien de parc à l'air stupéfait de nous voir. Il faut dire qu'il y a de quoi. Entre moi qui le regarde comme si j'avais vu la vierge, à moitié morte de rire cependant par le comique de la situation, et Jordan qui le fixe, un pétard à moitié prêt à la main...

«Qu'est que vous fichez là ?»

Je fais écho à cette exclamation par un éclat de rire irrépressible, bas, mais quand même. Je ne sais pas ce que penses Jordan, mais ce soir, je n'ai pas envie de régler ça tranquillement en adultes. Ce soir, j'ai envie de faire ma gamine prise la main dans le sac.

Et puis y'a des soirs comme ça.

Jordan et Sam

Pendant que j’éclate de rire, je sens Jordan se concentrer à côté de moi, sans doute pour parvenir à recouvrer un minimum son sérieux, et à faire une phrase claire, construite, et qui donnerait une raison crédible. Mais, actuellement, si moi-même je ne m’en sens pas capable, je me demande comment va se débrouiller mon compagnon d’un soir qui est, en plus, à moitié déchiré.

« On est venu vérifier si y avait pas des petits morveux qui squattaient le parc. On a fait le tour, c'est bon, vous pouvez partir tranquille. Y a personne. »

J’essaie de me retenir de rire à nouveau. C’est tellement improbable, et dit avec tant de sérieux que ça en devient hilarant. Mais bon, faudrait pas que je fasse foirer tous ses efforts par un éclat de rire malheureux (qui, en plus, nous décrédibiliserait bien).
En face, le gardien nous regarde bizarrement. Si il a déjà vu des gens ici à cette heure, je ne pense pas qu’il s’attendait, en plus, à ce qu’on (enfin, que Jordan) lui réponde comme ça, du tac au tac, surtout un truc aussi étrange. Il ne doit pas savoir quoi faire, ni quoi dire, et hésiter entre rebrousser chemin ou alors virer les deux gamins à moitié défoncés que nous devons sembler être à ses yeux. Et puis, Jordan étouffe un petit rire, nerveux, ou alors tout simplement amené par les joints, l’alcool… Et le gardien se rapproche de nous, plus sûr de lui, à la limite du menaçant. Ce serait probablement un peu crédible si il n’avait pas le visage rouge, de honte d’avoir hésité, d’énervement, peut-être…
Pendant une seconde, je me demande s’il vaut mieux se lever, et se barrer en courant, ou continuer à être assis, morts de rires, comme deux attardés mentaux. Puis, je me rends bien compte de l’état du mec qui est assis à côté de moi, et du fait qu’il ne tiendrait pas trois pas avant d’être rattrapé. A ce compte-là autant rester assis ici. Et puis, la seule chose qu'on risque, c'est de se faire virer du parc par un gardien furieux. Autant dire pas grand chose.
Ce gardien, d’ailleurs, ralentit de plus en plus la cadence à mesure qu’il s’approche de nous. Avec le grand sourire du au joint (enfin, c’est ce dont j’essaie de me convaincre, parce que ça m’étonnerait que j’ai assez fumé pour être dans cet état), j’ajoute à la phrase de l’autre "délinquant" :

« Non, vraiment, on prenait la pause dans notre ronde là, vous pouvez partir, y’a pas de soucis. On veille. »

Les yeux exorbités, le gardien nous regarde, comme effaré par ce qu’il pense comme une marque de provocation :

« Et ça se paie ma tête… Et ça fait semblant de ne même pas avoir peur, de ne même pas s’enfuir… Je vais vous apprendre moi, à vous payer ma tête, à faire les malins ! »


Il s’approche de nous, et fais mine de me saisir par le bras, mais je me dégage promptement. Il ne manquerait plus qu’il essaie de me foutre dehors par la force, celui-là. Découragé, et se disant sans doute que brutaliser un homme est moins répréhensible que le faire sur une femme, qui pourra toujours se défendre comme étant faible, sans défense, et martyrisée, il attrape le bras de Jordan. Si je ne me trompe pas, c’est celui dont le poing est refermé sur un joint à moitié fini.

Et puis y'a des soirs comme ça.

Jordan et Sam

« Putain ! »

Son geste de recul, réflexe bien naturel, lui fait ouvrir la main, et le joint s’en échappe, s’ouvre, et répand son contenu dans l’herbe qui nous entoure. Il est mal barré pour le retrouver, d’ailleurs. Le gardien regarde brièvement ce qui est tombé, et relève la tête, qui montre sa colère, et sa peur. Il flippe, ça oui. Et en même temps, si la haine lisible sur le visage de Jordan était destinée contre moi, je ne sais pas si je resterais sur place bien longtemps.
Il se lève, dans un soupir exaspéré, vacille un peu, avant de retrouver son équilibre, attrape le bras du mec, et le repousse violemment, au point qu’il lui balance presque dans la tête. Putain, mais pourquoi ça se barre en couilles comme ça ? Pourquoi il s’est ramené, ce mec ? On était bien, nous, on était tranquilles, et il a fallu qu’il vienne nous faire chier.
J’avoue que je ne suis pas non plus des plus calmes, mais pour l’heure, j’ai juste envie de calmer assez Jordan pour qu’il ne se passe rien de trop grave. Parce que, là, dans son état, j’ai l’impression qu’il pourrait casser la gueule à l’autre. Enfin, j’espère qu’il se limitera à lui faire peur… Assez pour qu’il se barre, ce serait cool.

« Je vous ai pas agressé à ce que je sache, vous me touchez pas ! »

Puis, il se rapproche du gardien. J’étais rassurée par le fait qu’il le vouvoies, ce qui signifiait qu’il était encore assez zen pour montrer à l’autre qu’il était quelqu’un de correct, mais le fait de le voir se rapprocher, comme prêt à lui casser la gueule, de l’autre pathétique, m’effraie un peu, alors je me lève à mon tour.
Je ne vacille pas, plante bien mes jambes dans le sol, et m’approche des deux hommes. Je n’ose encore rien dire, même pas intervenir. Il faut dire que le mec m’a moi aussi énervée, et que je ne les connais pas assez pour savoir jusqu’où ils peuvent aller.

« On est dans un parc, on fait rien de mal, okay ? Donc vous serez gentil d'aller faire votre boulot de merde ailleurs et d'arrêter d'emmerder les gens ! Tain, y a vraiment des gens qui sont payés à faire chier le monde ! »

J’étouffe presque un nouveau rire, que je retiens juste à temps. Il marque un point, mais un gros. On est dans un putain de parc, il ne va rien arriver, enfin. On va pas leur voler leurs arbres, hein, faut qu’ils se calment. Un fois cela sorti, Jordan semble se rasséréner, juste assez pour que le gardien puisse reculer de quelques pas. Il faut dire que les quinze centimètres dont Jordan le domine doivent pas mal l’effrayer. Alors, j’avance à mon tour, de quelques pas, et lance, pour enfoncer le clou :

« On va pas vous les voler, vos arbres. Et ça sert à rien de s’énerver. »

Je ne reproche rien à Jordan, au contraire. Mes deux commentaires s’adressent à l’autre débile, qui, ça se lit dans ses yeux, voudrait partir, mais a trop peur de perdre le peu de dignité qu’il lui reste pour ça. Je partirais bien (ça ne sert à rien de rester dans un parc où des gens aussi cons vous agressent toutes les trente secondes), mais je vois que Jordan ne tiendra pas forcément tout le chemin.

Alors, je me rassois, signifiant ainsi que je n’ai plus l’intention de bouger, et, d’un regard, invite Jordan à faire de même. Le gardien me scrute, effaré, mais ne dit rien. On dirait qu’on lui a (enfin) fait fermer sa bouche.